La question du vieillissement des personnes LGBTQ+ (lesbiennes, gais, bisexuels, trans, queer et plus) turlupine Dany Turcotte depuis quelques années. Il en a fait l’objet de son premier documentaire, Le dernier placard – Vieillir gai, dans lequel il part à la rencontre de personnes septuagénaires de la communauté, qui ont longtemps dû se cacher, qui ont refusé d’assumer leur orientation sexuelle, qui sont parfois encore ostracisées, pour comprendre leur parcours et la longue lutte que ces êtres ont dû mener pour pouvoir être eux-mêmes en société.
Des docteurs et spécialistes, ainsi que des personnalités comme Janette Bertrand (éloquente comme toujours), Émile Gaudreault, Stanley Péan et Pierre-Michel Tremblay, prennent aussi la parole dans Le dernier placard, pour s’exprimer sur les avancements accomplis et illustrer le fait que la route de l’acceptation ne sera peut-être jamais vraiment terminée.
Dany Turcotte, qui nous expliquait ici pourquoi il se fait rare à la télévision, sera à Tout le monde en parle ce dimanche, 26 mars, pour parler du Dernier placard, une entreprise qui lui a exigé deux ans de travail, ralenti par la pandémie. Au total, une quinzaine de versions du documentaire produit par Bazzo TV ont été réalisées avant d’arriver au résultat final, à partir de 40 heures de matériel d’entrevues. Nous vous présentons ici notre entretien avec Dany, au cours duquel il est également revenu sur le Gala des Olivier qui l’a laissé perplexe, et sur une chronique de Marc Cassivi, de La Presse, qui a beaucoup fait réagir.
Le dernier placard – Vieillir gai sera présenté à ICI Télé le jeudi 6 avril, à 21 h, et sera disponible dès le lendemain en rattrapage sur ICI Tou.tv.
Dany, comment décrirais-tu ton documentaire Le dernier placard – Vieillir gai? Quelle était ton intention avec ce projet?
« C’est une réflexion, une démarche personnelle. Un hommage aux générations qui m’ont précédé, aux gens qui ont eu des vies beaucoup plus difficiles que la mienne, parce que leur réalité n’était pas celle d’aujourd’hui. On a recueilli des témoignages de gens qui ont attendu 40 ans [avant d’affirmer leur orientation sexuelle], qui ont eu une espèce de chemin de croix de vie, qui ont traversé des traumatismes, qui ont traversé les années du sida, qui ont eu des enfances difficiles parce que, dans ce temps-là, l’homosexualité était considérée comme une maladie mentale. C’était un peu le but de tout ce travail, de rendre hommage à ces générations, et de démontrer aux plus jeunes par où on est passé. C’est important que ça se sache, qu’on n’oublie pas ces souffrances, ces vies qui ont été difficiles. Je trouve que ça fait œuvre utile, et je suis content de l’avoir fait. »
Dans l’émission, tu mentionnes que tu es habité par ta propre vieillesse qui approche [il a 58 ans, NDLR]. À quel moment ces questionnements ont-ils commencé à te tarauder?
« Quand tu perds du monde autour de toi… Mon ami Dominique [Lévesque] qui est parti, un autre de mes anciens chums est mort aussi, comme mon père… À un moment donné, tu te rends compte que la rangée se vide tranquillement, et tu comprends que c’est vrai qu’on est fragiles et qu’on peut partir n’importe quand. Des gens de tous les âges autour de nous qui tombent malades… La vie est fragile, on est des petites bêtes fragiles. Alors, ça m’a poussé vers ces réflexions. Après, étant une personne homosexuelle, je me demandais comment ça se passerait quand je serai dans des services sociaux. Est-ce que je serai bien reçu? Est-ce pareil pour tout le monde? Sont-ils prêts à recevoir cette clientèle-là? C’est tout à fait nouveau comme phénomène; avant, on ne faisait pas de coming out, et ces gens n’existaient pas, pour les services sociaux. Mais j’ai l’impression que dans les prochaines générations, ça va brasser. Les prochains n’iront pas dans le placard et vont revendiquer plus. Les plus jeunes baby-boomers et les X vont arriver, et j’ai l’impression qu’il y aura des "drag queens partys" dans les RPA [Résidences privées pour aînés, NDLR]! »
On évoque dans le documentaire que le milieu des résidences pour aînés, plutôt conservateur, était craintif à collaborer avec vous. Qu’est-ce qui explique cette frilosité?
« Ce sont des milieux conservateurs, oui, et ils sont débordés, ils ont beaucoup de travail. C’est sûr qu’il y a des réalités qu’ils n’ont pas le temps d’aborder, comme celle-là. Ils aiment autant ne pas s’en occuper et faire semblant que ça n’existe pas, c’est beaucoup plus simple. Alors que ça serait pourtant assez facile de donner une petite formation au personnel, de faire une petite sensibilisation, de se déclarer "gai friendly" en déposant un petit drapeau arc-en-ciel à la réception. Des petits gestes comme ça feraient en sorte que les gens se sentiraient plus à l’aise d’être eux-mêmes. Si le monsieur de 78 ans aime se promener en jupe, qu’il mette sa petite jupe et qu’il s’en aille à la cafétéria! (rires) La diversité, c’est magnifique! La différence nous enrichit. Si tout le monde était pareil, ça serait un peu ennuyant. Ce qui est plaisant, c’est de se confronter avec d’autres générations, de jaser avec des plus jeunes et des plus vieux, avec des gens d’autres communautés culturelles. Si on passe nos journées toujours avec le même genre de personnes, on n’évolue pas beaucoup. Il faut être confronté à des gens différents de soi. »
Comment la production et toi avez-vous trouvé les personnes qui témoignent à coeur ouvert dans le documentaire ( Jean-Guy, Michel, Gérald, Renaud et Royal, Mireille et ses amies de Joliette, Michel et son coloc Gilles, Carole et son amie Marie-Claude)?
« C’est moi qui les a trouvées. J’avais souvent mentionné en entrevue que je voulais faire ce projet-là, et ç’a fait en sorte que les gens me contactaient pour témoigner. Tout s’est fait de bouche-à-oreille et ça s’est monté tranquillement. Au début, j’étais seul avec mon idée, puis à force d’en parler publiquement, les gens me contactaient. Le réalisateur Christian Lalumière m’a écrit pour me dire qu’il aimerait embarquer. Quand je suis allé à "Y’a du monde à messe", [la productrice] Marie-France Bazzo, m’a entendu et m’a dit qu’elle serait intéressée par le projet. Tranquillement, l’équipe s’est formée. Aujourd’hui, on a un documentaire et quand je regarde le générique, je pleure, parce que ça m’émeut, tout ce monde qui a travaillé avec moi! »
Il y avait donc un besoin réel d’entendre parler de cette question, du vieillissement des personnes homosexuelles, sans tabou…
« Oui, absolument, et je suis intéressé à poursuivre dans cette voie, à faire d’autres documentaires. C’est agréable, comme moyen de communication, et comme moyen de se renouveler dans une carrière. J’ai fait beaucoup d’affaires, et ça, c’est totalement nouveau. Ça me fait du bien. Ça m’occupe l’esprit et ça sert à quelque chose. Mon prochain sujet pourrait être celui des réfugiés sexuels, ces gens qui fuient leur pays par oppression et s’en viennent ici, au Canada. Il y a 69 pays où l’homosexualité est réprimée, et il y en a encore 11 où elle est passible de peine de mort! Il y a encore du travail à faire. Au Québec, on est à l’avant-garde, on est chanceux. Ici, ç’a bougé beaucoup, les gens sont ouverts. C’est sûr qu’il reste encore quelques dinosaures ici et là, mais ça… (rires) On ne peut pas faire grand-chose contre ça! On fait des documentaires, des fois, ça peut aider... »
Tu parles dans Le dernier placard – Vieillir gai de messages haineux que tu reçois parfois. On sait que tu as reçu ton lot de haine sur le web pendant tes années à Tout le monde en parle; ne serait-ce pas plus simple de faire autre chose, d’éviter les sujets controversés et d’ainsi t’abstenir de t’exposer à la méchanceté?
« Ça me dérange moins que ça me dérangeait avant. J’ai relativisé, il y a du temps qui est passé. Je sais maintenant où ne pas aller; quand tu écris un tweet controversé, tu ne vas pas voir à tel endroit dans ton compte Twitter, parce que c’est là qu’est la poubelle, c’est là qu’est la fosse septique (sourire). Donc, tu ne vas pas voir ça! Je sais comment me protéger. Arrêter de prendre la parole, ça serait comme de donner la victoire aux gens qui nous harcèlent. Ça serait de dire : ils ont gagné, je ne parlerai plus. Ce n’est pas une bonne idée. Il faut continuer de se battre, de revendiquer ses idées, de prendre la parole. Il faut continuer de vivre! »
As-tu l’impression d’avoir toi-même marqué un jalon dans l’évolution du Québec moderne, quand tu étais toi-même publiquement « sorti du placard » à Tout le monde en parle, en 2005? J’ai l’impression que ce moment a été important pour la communauté LGBTQ+ québécoise, est-ce que je me trompe?
« Je ne sais pas si ç’a eu de l’importance, mais j’ai reçu beaucoup de témoignages, et j’en ai encore. Des parents que ç’a aidés à mieux comprendre leurs fils et leurs filles, j’entends souvent ça, et ça me fait toujours extrêmement plaisir de lire ça. Des gens m’écrivent que ça leur a ouvert l’esprit, que de me voir chaque semaine à la télévision, en parler, en faire des blagues, dédramatiser l’affaire, leur a permis de cheminer. Ça me rend extrêmement heureux. Si je suis venu au monde juste pour ça, ça sera déjà ça! »
À quel moment as-tu senti que la société québécoise commençait à réellement s’ouvrir l’esprit par rapport à l’acceptation des personnes LGBTQ+?
« C’est un peu comme l’histoire de la lutte des Femmes. C’est un long combat. Ça part de loin. Avant les années 1950, les personnes homosexuelles n’existaient pas; elles se suicidaient, avaient des vies malheureuses. Tranquillement, des jalons ont été posés. La loi omnibus de Pierre Elliott Trudeau [en 1969, qui décriminalisait certaines pratiques sexuelles et stipulait que "L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation", NDLR] a été un moment important; on l’appelle "l’an un" des communautés LGBTQ. Quand ç’a été décriminalisé, celles-ci ont pu être dans la lumière et sortir tranquillement. Ensuite, le sida nous a fait régresser complètement, parce que les homosexuels se sont encore fait mépriser et mettre de côté; les églises étaient aussi embarquées là-dedans et proclamaient que le sida était une punition pour les gais. C’est un long chemin de croix. Présentement, on est dans un bon moment. Chez les jeunes, ça bouge beaucoup. Il y a une explosion des genres; même que c’est un autre sujet qui pourrait m’intéresser. Après avoir parlé aux personnes aînées, je pourrais aller voir ce qui se passe du côté des jeunes, dans les polyvalentes et les cégeps, où des comités LGBT sont très dynamiques. Parfois, ça dérange certaines personnes parce que ça bouge trop vite, mais l’évolution, c’est dur de l’arrêter quand elle est partie! Ça avance comme un TGV [train grande vitesse]. »
Que souhaites-tu qu’on retienne du Dernier placard?
« Qu’on comprenne le sens du mot "fierté". Quand c’est la semaine de la Fierté gaie à Montréal, tout le monde se demande pourquoi cette semaine existe, pourquoi il n’y aurait pas une semaine de la Fierté hétéro. Les gens m’écrivent et sont fâchés. Dans le documentaire, on comprend d’où vient le mot "fierté", parce qu’il y a eu tellement de honte associée à ça! Pour en arriver, aujourd’hui, en 2023, à marcher au grand jour avec son conjoint ou sa conjointe, main dans la main, en pleine rue, tout un chemin a été fait. Et c’est pour ça qu’on peut parler de "fierté" aujourd’hui, parce qu’on est sortis de la honte. »