Dans une scène de la première saison de C’est comme ça que je t’aime, le personnage de Raymond (René Richard Cyr) lance à sa femme : « Fais pas ta Janette! ». Une réplique qui illustrait bien comment Janette Bertrand, avec ses prises de parole publiques et féministes dans les années 1960 et 1970, bousculait les conventions et dérangeait en secouant les tabous.
Cet extrait de la série de François Létourneau a été l’un des éléments déclencheurs qui ont poussé Léa Clermont-Dion à s’intéresser au parcours de Janette, une réflexion qui culmine aujourd’hui en un fascinant documentaire, Janette et filles, que Télé-Québec diffuse ce mercredi 12 octobre, à 20 h.
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec les deux femmes à l’occasion de la présentation de cette excellente émission retraçant un à un les combats sociaux menés par notre irremplaçable Janette Bertrand au fil du temps, dont vous pouvez lire ici notre compte-rendu critique. Voici ce que Janette et Léa avaient à nous dire.
Janette, vous avez encore le goût de raconter votre parcours au public?
J : « Je ne suis pas sûre qu’il y a tellement de gens qui savent ça… Peut-être que oui, mais je ne suis pas certaine. À chaque fois, on trouve quelque chose. Que ça soit Léa, qui a 30 ans, qui me pose des questions, c’est autre chose que si c’était une femme de mon âge ou si c’était un homme. »
L : « Les nouvelles générations ont besoin de savoir ce que Janette a fait, parce que c’est une mémoire vivante. Moi, ce n’est pas un biopic que j’ai fait, c’est un regard sur Janette. Une femme de 31 ans qui découvre, je pense que c’est intéressant, parce que ça amène d’autres angles. »
J : « C’est sûr qu’avec mon âge, j’ai été témoin. Je suis un témoin privilégié. Ce n’est pas tout le monde qui a vu ça de l’angle que moi j’avais, de pouvoir changer les êtres humains, changer les femmes et les hommes... »
L : « On la voit évoluer dans le temps. C’est l’histoire d’une femme qui s’est émancipée des carcans religieux, politiques, économiques, du boys club, et comment elle l’a fait. Et quel est l’impact de son parcours sur d’autres femmes. Ça nous permet de sonder quel chemin a été fait. Moi, c’est ce qui m’épate le plus : comment Janette s’est émancipée, dans un contexte qui n’était pas évident. »
Comment avez-vous procédé pour façonner ce documentaire?
L : « Moi j’ai fait beaucoup de recherches en amont. Des centaines d’heures de recherches dans les Archives nationales, pour trouver le bon angle. Après, j’ai approché Janette pour le film. J’avais écrit un scénario, et elle a accepté l’aventure. Même si elle est souvent approchée par des gens, cette fois, ç’a marché! »
J : « Moi je connaissais Léa pour les mésaventures qu’elle a subies [elle a porté plainte contre l’ex-journaliste Michel Venne pour agression sexuelle, lequel a écopé de six mois de prison ferme, NLDR], et je la trouvais très brave. Ça prend de la bravoure pour lutter contre les courants! J’avais un a priori qui était très bon. »
L : « Moi, j’ai le goût d’inspirer les jeunes générations à comprendre que les acquis sont quand même fragiles, qu’il faut faire attention. On a la chance de pouvoir célébrer Janette dans tout son combat, et de prendre un pas de recul par rapport à ce qu’elle a fait. Ça, c’est important de le dire et de le souligner. C’est un devoir de mémoire. »
J : « Ça arrive tard, parce que ça moi, je n’ai pas eu la vie facile. J’ai lutté toute ma vie. Ce n’est jamais facile quand on a des opinions et un but dans la vie. J’ai eu des côtes à monter, des embûches à surmonter, tout le temps. Alors c’est sûr que ça me fait plaisir quand on le reconnaît. »
On apprend dans l’émission que ç’a été un combat de simplement pouvoir vous instruire. Car votre père ne voulait pas que vous vous instruisiez…
J : « Non, alors que mes frères ont fait leur cours classique et avaient de l’argent de poche, et pas moi, parce que j’étais destinée à être une femme au foyer. »
L : « Janette est l’une des femmes les plus intelligentes que je connaisse. Elle continue de lire énormément, plus que tout le monde. Ça vient me chercher quand j’entends qu’elle a vécu du mépris, je trouve ça inacceptable. Ça me choque.J’ai vu des lettres de gens qui ont déjà écrit contre Janette dans le journal, qui la traitaient de cochonne! Certaines personnes étaient fâchées, parce qu’elles voulaient que rien ne change... »
J : « J’ai beaucoup été méprisée par l’intelligentsia. Par les hommes. Les hommes avaient peur que leur femme devienne comme moi et revendiquent des choses… »
Est-ce que ça vous a troublée de replonger dans vos souvenirs pour le documentaire?
J : « Ce ne sont pas des souvenirs; c’est ma vie! Je ne considère pas ça comme des souvenirs, ni comme l’ancien temps. On a évolué, mais il y a toujours des dangers. On recule et on avance, et on avance, et oups, les hommes ne sont pas contents! »
Croyez-vous que, si vous n’aviez pas été là, la société aurait autant évolué?
J : « Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu de plan. Je trouvais seulement que ça n’avait pas de sens qu’il y ait deux poids, deux mesures. On est tous des êtres humains; la seule différence, c’est que certaines sont nées filles, et d’autres sont nés garçons. J’étais complètement là-dedans. C’était une impulsion; il fallait que ça change. Surtout quand j’ai eu deux filles. Je les ai eues très jeune. Je ne voulais pas que mes filles soient comme moi, dans une ignorance totale. Ça vient de ce dont on a souffert dans l’enfance. Si j’avais eu trois sœurs au lieu de trois frères, je ne serais peut-être pas Janette Bertrand. Ma mère était fière de ses fils, et moi j’étais rien qu’une fille. Ça, j’ai entendu ça toute ma vie. »
L : « Je pense que les grandes personnes, qui marquent l’histoire, c’est ça : c’est l’instinct qui vient les chercher. Oui, c’est la rationalité et l’analyse, mais aussi l’instinct. Et quand ça vient du ventre, ça vient souvent de la bonne place. Ça se ressent, ça. »
Qu’est-ce que vous voulez que les gens retiennent du documentaire?
J : « Je voudrais surtout que les mères et les pères disent à leurs enfants de le regarder, parce que c’est ce qu’on était. Ç’a changé, ça change, et il y a du bonheur à changer, pour les hommes. Les femmes ont changé terriblement vite... »
L : « Moi je voudrais qu’on retienne que Janette Bertrand est une héroïne, une pionnière qui a fait avancer le Québec. Il faut la célébrer pour ce qu’elle a fait. C’est important. Si, moi, je suis libre, c’est beaucoup grâce à elle. Je me sens redevable par rapport à son travail, et je sais à quel point ç’a dû être difficile. J’espère que les prochaines générations vont voir le film et réaliser que les acquis sont quand même fragiles. Comprendre le passé nous permet d’appréhender le futur. On vient de là. Moi, si j’étais née en 1910, j’aurais peut-être eu six enfants, je n’aurais pas pu travailler et m’émanciper, j’aurais été pognée à torcher la maison. C’aurait été ça ma vie, et c’aurait été ben plate! Je trouvais la discussion intergénérationnelle aussi très importante... »
