Cinéma et politique forment un cocktail explosif dans Un simple accident, une Palme d'Or courageuse qui interroge l'humanité en chacun de nous.
Jafar Panahi est le plus grand cinéaste iranien vivant. Après quelques films remarqués comme Le ballon blanc (Caméra d'Or en 1995) et remarquables, tel Le cercle (Lion d'Or en 2000), il a écopé en 2010 d'une peine de prison de six ans et d'une interdiction d'exercer son métier pendant deux décennies. Cela ne l'a pas empêché de réaliser en catimini cinq essais qui mélangeaient fiction et documentaire, dont l'éclairant Taxi Téhéran (Ours d'Or en 2015). Arrêté à nouveau en 2022 et libéré après une grève de la faim, le voilà de retour avec une nouvelle oeuvre phare qui a été tournée clandestinement.
Comme son titre l'indique, le long métrage débute par un simple accident. Une voiture conduite par un père de famille heurte une bête sur la route. Déjà là, le symbole de l'animal est limpide. Ces êtres anonymes ne méritent pas qu'on s'y arrête - comme ce chien qui apparaîtra plus loin dans le récit - et on a tôt fait de troquer l'image animale par celle des humains qui subissent avant de montrer les crocs. Ce qui pousse son conducteur à s'immobiliser est une défectuosité survenue au véhicule. En cherchant de l'aide, il attire l'attention d'un mécanicien. Ce dernier reconnaît la démarche de l'inconnu. Il s'agit de celle de l'homme qui l'a torturé et qui a bouleversé son existence jamais. En quête de vengeance, le mécanicien suit et kidnappe le père de famille. Mais devant le doute, il part à la recherche d'autres victimes afin d'être certain qu'il s'agit bel et bien de son ancien bourreau.
Un simple accident apparaît comme une rupture dans le cinéma de Panahi. Au lieu de sa légendaire subtilité, son plus récent effort se veut beaucoup plus critique et virulent dans sa façon d'attaquer le système en place. Il se permet même de jouer dans les plates-bandes du suspense, ce qui le rapproche de l'implacable Les graines du figuier sauvage, où son compatriote Mohammad Rasoulof a dû s'exiler afin de dévoiler son film. La noirceur règne et elle agit à la fois sur le plan politique et personnel. Que faire face au Mal ambiant? La vengeance peut-elle remplacer la justice? Et comment rompre le cycle de violence? La trame narrative n'est pas sans rappeler celle du récent Les fantômes de Jonathan Millet et les personnages doivent naviguer dans les ténèbres, au sein des limbes de leurs souvenirs, à palper l'horreur encore présente. Un exercice quelque peu démonstratif où l'émotion finit par couler à flot, notamment lorsque les interprètes - tous excellents - exposent leurs traumas.
Ce voyage au bout de la nuit n'est pas moins marqué par un humour noir qui caractérise la plupart des créations de son auteur, de Hors jeu à Aucun ours. Les séquences absurdes ne sont pas rares, notamment cette façon de rappeler comment la corruption gangrène tout ou cette succession rocambolesque de témoins dans une van - depuis Abbas Kiarostami, le véhicule devient généralement la métaphore du pays dans les longs métrages iraniens - qui tentent d'identifier le potentiel tortionnaire. Ces moments permettent au récit de respirer afin de mieux repartir. Le scénario brillant n'est peut-être pas dénué de didactisme, mais il n'a que faire de la satire si représentative de notre époque, comme en fait foi la sortie la semaine prochaine de l'appuyé Bugonia de Yorgos Lanthimos où il est également question d'un kidnapping.
S'il a été tourné avec peu de moyens, le film affiche une totale maîtrise technique. Les plans séquences sont nombreux et révélateurs de la façon de prendre sa place dans l'espace et le temps. Le désert s'affiche à la fois comme le théâtre des enjeux et le reflet de la solitude des âmes errantes. Tandis que l'importance accordée au hors champ est autant sinon plus primordiale que celle consacrée à ce qui est montré. Si le ton pourrait paraître verbeux, aucun dialogue n'est superflu. Les mots sont en quête d'une vérité qui prend enfin forme lors d'une suffocante scène tardive en plan fixe. Rajoutons à cela une conclusion qui glace le sang et on obtient un opus qui hantera le cinéphile à jamais.
Voilà toute la force d'Un simple accident, un chef-d'oeuvre contemporain qui est à la fois une dénonciation des horreurs en place et une véritable leçon de cinéma. Une tragédie comme il s'en fait peu où les notions de Bien et de Mal prennent une tout autre forme. Il s'agit, à n'en point douter, de l'un des meilleurs films de l'année.
